NEWS-JURITECH – N°01 – 12 SEPTEMBRE 2024 – ©DROIT-NUMÉRIQUE.CD

Transformation numérique du système judiciaire congolais

Brozeck KANDOLO

Doctorant en Droit du numérique – Nantes Université
Master 2 Droit des données, Université de Paris 1 – Panthéon Sorbonne
Master Of Science 2 Data Analytics, Inseec MBA & MSc Paris
Master 2 Droit du numérique, Université de Poitiers

L’essentiel

Par une décision du 24 août 2024, le Conseil Supérieur de la Magistrature de la République démocratique du Congo a annoncé le déploiement imminent d’outils numériques au sein des juridictions et offices des parquets civils et militaires. Deux logiciels, développés avec l’appui du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), seront déployés, il s’agit du Système d’Information de Gestion des Activités Judiciaires (SIGAJ) et du Système d’Information de Gestion des Magistrats (SIGM). Cette décision prévoit une mise à l’échelle des outils dans 14 villes à travers le pays, couvrant 86 juridictions et parquets, et vise à moderniser et optimiser le fonctionnement du système judiciaire.
Décision n°105/J/D7/PM/2024 du 28 août 2024 portant utilisation des outils numériques et matériels informatiques au sein des juridictions et offices des parquets civils et militaires en RDC

La décision prise par le Conseil Supérieur de la Magistrature congolais (ci-après CSM) s’inscrit dans une démarche de modernisation, visant à améliorer l’efficacité et la transparence du secteur judiciaire congolais, souvent critiqué pour sa lenteur et ses dysfonctionnements structurels1, et l’implication du PNUD dans ce projet a pour objectif de lutter contre la corruption par la dématérialisation du système judiciaire, en utilisant la méthode « Human-Centered Design »2. Il convient de noter que ce projet figurait déjà dans la Politique Nationale de Réforme de la Justice 2017-20263, ainsi que dans le Plan National du Numérique sous l’axe de l’E-administration4, il répond également aux attentes du Code du numérique qui encourage la dématérialisation des administrations5, y compris du système judiciaire.

Les outils numériques mis en place par le CSM ont été conçus pour répondre aux besoins du système judiciaire congolais. D’une part, le logiciel SIGAJ (Système d’Information de Gestion des Activités Judiciaires) facilite la gestion des dossiers et des activités judiciaires. D’autre part, le logiciel SIGM (Système d’Information de Gestion des Magistrats) est dédié à la gestion des ressources humaines, en particulier des magistrats.

Bien que la décision du CSM ne fournisse pas de détails précis sur le fonctionnement de ces deux logiciels, leurs intitulés permettent de déduire les fonctionnalités suivantes :

Le SIGAJ semble principalement destiné à la gestion des dossiers judiciaires. Il vise à garantir une meilleure traçabilité des dossiers, à réduire les délais de traitement et à accroître la transparence des décisions rendues. En numérisant les processus, ce système facilitera une circulation plus fluide des informations entre les différents acteurs judiciaires, y compris les magistrats, les avocats et les parties concernées. Cette évolution constitue un progrès majeur dans un contexte où les procédures papier sont encore prédominantes et où les lenteurs administratives freinent l’accès à une justice rapide et équitable.

Quant au SIGM, il semble conçu pour optimiser la gestion des carrières et des affectations des magistrats. Ce système centralisera des informations essentielles telles que les données de paie, les promotions, les affectations et les dossiers disciplinaires, contribuant ainsi à une gestion plus transparente et équitable des ressources humaines dans le secteur judiciaire. De plus, le SIGM pourrait faciliter une évaluation plus précise des magistrats, favorisant ainsi l’instauration d’une culture de responsabilité et de méritocratie au sein de la magistrature.

La décision du CSM révèle que l’utilisation de ces deux outils a déjà fait l’objet d’une phase expérimentale dans certaines juridictions ainsi que dans des offices de parquets civils et militaires de la ville de Kinshasa, avec des résultats globalement satisfaisants6. Toutefois, il convient de souligner que l’intégration du numérique dans le système juridique comporte plusieurs défis importants.

Les enjeux de cette transformation

La numérisation du système judiciaire en RDC soulève plusieurs enjeux d’ordre technique, institutionnel et humain. Si l’introduction des technologies de l’information et de la communication dans le secteur judiciaire promet de moderniser ce dernier, encore faudra-t-il s’assurer de la bonne formation des personnels judiciaires à l’utilisation de ces nouveaux outils.

  • Limites de l’encodage des données judiciaires

Une résistance au changement ou un manque d’adaptation pourrait freiner le plein potentiel de cette réforme. Bien que l’article 4 de la décision du CSM prévoit que chaque juridiction et parquet doit disposer d’un magistrat et d’un greffier pour l’encodage des données, aucun détail précis n’a été fourni sur la nature exacte de cet encodage. On peut supposer que le SIGAJ servira à enregistrer les affaires judiciaires et les décisions prises. Cependant, nous restons sceptiques quant à la faisabilité de cette tâche, étant donné l’énorme quantité de données accumulées par les juridictions au fil des ans. Il semble presque impossible qu’un seul greffier et magistrat, sans expertise informatique, puisse accomplir un tel travail de manière efficace.

L’idéal aurait été de sous-traiter, dans un premier temps, le processus d’encodage à une société spécialisée en gestion de données numériques, afin de garantir une transition plus fluide. Une fois cette étape achevée, les juridictions auraient pu progressivement prendre la main sur la gestion des affaires dans le système. Cette approche serait également recommandée pour le SIGM.

  • Équipements insuffisants

L’article 3 de la décision du CSM prévoit que chaque juridiction et parquet recevra un ordinateur, un scanner, un onduleur et une rallonge pour faciliter l’encodage. Toutefois, ces équipements basiques semblent largement insuffisants pour soutenir une véritable transformation numérique à grande échelle. La dématérialisation des procédures judiciaires nécessite des infrastructures plus robustes, incluant des serveurs sécurisés, des logiciels spécifiques de gestion des affaires judiciaires, des systèmes de gestion électronique des documents, et une connexion internet stable et fiable.

  • Protection et sécurisation des données judiciaires

La question de la sécurisation des données judiciaires sera un autre défi majeur à relever, car étant considéré comme une catégorie particulière de données et donc comme étant des données sensibles7. Le stockage et la gestion électronique des dossiers judiciaires nécessitent des garanties solides en matière de protection des données8 et de cybersécurité9, afin d’éviter les risques de piratage, de corruption ou de manipulation des informations.

Il est donc essentiel d’implémenter des systèmes de chiffrement avancés, des protocoles de sécurité renforcés, ainsi que des procédures de sauvegarde régulières et fiables. De plus, une formation adéquate pour le personnel judiciaire sur la gestion sécurisée des données et les pratiques de cybersécurité est indispensable pour minimiser les risques humains.

  • Qualité des données

La qualité et la fiabilité des données utilisées et stockées sont essentielles pour assurer la précision des décisions judiciaires et garantir un bon fonctionnement de la justice. En effet, des données erronées, incomplètes ou mal mises à jour peuvent compromettre l’intégrité des décisions et procédures judiciaires, entraînant des conséquences graves telles que des erreurs de droit ou des vices de procédure. Pour maintenir un niveau élevé de confiance dans le système judiciaire, il est impératif d’établir des procédures rigoureuses pour la collecte, la validation et la mise à jour des données. Cela inclut la mise en œuvre de contrôles de qualité réguliers, la standardisation des formats de données et l’utilisation d’outils d’audit pour détecter et corriger les anomalies.

Les Premiers Présidents des Cours d’Appel et des Cours Militaires sont tenus de soumettre un rapport trimestriel au Secrétariat Permanent du CSM

Dans le cadre du déploiement du projet de numérisation des activités judiciaires. Cette exigence faite aux Premiers Cours d’Appel et des Cours Militaires10 est non seulement essentielle pour assurer une transparence continue, mais elle peut à notre avis constituer un cadre pour l’évaluation et la vérification de la qualité des données collectées et intégrées dans les différents logiciels. Ces rapports trimestriels joueront ainsi un rôle clé dans la détection proactive des problèmes de qualité des données, permettant ainsi la mise en œuvre de mesures correctives appropriées. Cette approche vise à garantir non seulement la fiabilité des informations, mais aussi l’efficacité globale du système de gestion judiciaire numérisé.

Conclusion

La décision du CSM d’intégrer des outils numériques dans le système judiciaire congolais marque une étape significative vers une justice plus moderne, efficace et transparente. L’introduction des logiciels SIGAJ et SIGM, ouvre la voie à une transition numérique prometteuse qui pourrait transformer le fonctionnement de la justice en République démocratique du Congo. Cette démarche peut également s’inscrire dans l’objectif énergétique et climatique, car la numérisation des processus judiciaires peut contribuer à une réduction de la consommation de papier, soutenant ainsi des initiatives de durabilité et de réduction de l’empreinte écologique11.

Cependant, pour que cette réforme atteigne son plein potentiel, il est impératif de concentrer les efforts sur plusieurs axes critiques. D’abord, l’investissement dans la formation continue des personnels judiciaires est essentiel pour assurer une adoption réussie des nouvelles technologies. Ensuite, la protection rigoureuse des données, à travers des mesures de cybersécurité adaptées, est fondamentale pour préserver la confidentialité et l’intégrité des informations judiciaires.

Cette initiative ouvre également des perspectives intéressantes pour l’utilisation future de l’intelligence artificielle dans le système judiciaire congolais12. Toutefois, il est important de reconnaître que la pleine exploitation de ces technologies demande encore du temps et des investissements supplémentaires en infrastructure et en compétences.

Malgré ces avancées, une question demeure : ces réformes numériques pourront-elles véritablement éradiquer la corruption qui entache la justice congolaise13 ? Si les outils technologiques offrent des opportunités d’amélioration, leur succès dépendra aussi de l’engagement des acteurs du système judiciaire à appliquer ces innovations de manière intègre et éthique. La route vers une justice véritablement réformée reste semée d’embûches, mais ces initiatives représentent un premier pas dans la quête d’une justice plus équitable et transparente.


  1. Lire Amnesty International, « Il est temps que justice soit rendue : La République Démocratique du Congo a besoin d’une nouvelle stratégie en matière de justice », AFR 62/006/2011, août 2011. ↩︎
  2. Programme des Nations Unies pour le développement, Le PNUD et la évolution numérique dans le secteur de la justice en RDC, 04 mai 2024. En ligne : [https://www.undp.org/fr/drcongo/actualites/le-pnud-et-la-revolution-numerique-dans-le-secteur-de-la-justice-en-rdc] ↩︎
  3. Il convient de signaler que ce plan prévoit également l’informatisation du système pénitentiaire. Une expérimentation avait déjà été réalisée à Makala et devrait être étendue à d’autres établissements pénitentiaires du pays. Voir Ministère de la Justice de la RDC, Politique Nationale de Réforme de la Justice 2017-2026, mars 2017, pp. 28-29. ↩︎
  4. Présidence de la République, Plan National du Numérique, horizon 2025 pour une RD. Congo connectée et performante, Kinshasa, septembre 2019, pp. 51, 56, 64 et 97 ↩︎
  5. Articles 38 à 40 de l’Ordonnance-loi n°23/10 du 13 mars 2023 portant code du numérique. ↩︎
  6. Préambule de la décision n°105/J/D7/PM/2024 du 28 août 2024 ↩︎
  7. L’article 2, point 10 du Code du numérique congolais, qualifie les condamnations judiciaires de catégorie particulière de données. Bien que ces dernières ne soient pas explicitement répertoriées comme “sensibles” au point 32 du même article (qui traite des données sensibles telles que la race, la religion, les opinions politiques, etc.), elles sont néanmoins soumises à des restrictions similaires en raison de leur caractère délicat. ↩︎
  8. Voir les Titres III (Données personnelles) et IV (Autorité de protection des données) des articles 183 à 270 du Code du numérique. ↩︎
  9. Voir le Livre IV du Code du numérique : De la sécurité et de la protection pénale des systèmes informatiques, lire également le Titre IV de la loi n°20/017 du 25 novembre 2020 relative aux télécommunications et aux technologies de l’information et de la communication : De la cybersécurité, de la cryptologie, de la cybercriminalité et de la fraude. ↩︎
  10. Article 7 la décision n°105/J/D7/PM/2024 du 28 août 2024 portant utilisation des outils numériques et matériels informatiques au sein des juridiques et offices des parquets civils et militaires en RDC ↩︎
  11. L’OCDE encourage la transformation numérique des systèmes judiciaires pour contribuer à la réduction de l’empreinte écologique, voir « Principaux éclairages sur l’action publique », Études économiques de l’OCDE, septembre 2022, vol. 8, n° 8, pp. 16‑83. En ligne : [https://shs.cairn.info/revue-etudes-economiques-de-l-ocde-2022-9-page-14?lang=fr] (Consulté le 04 septembre 2024). ↩︎
  12. Une question qui est déjà en cours de réflexion dans plusieurs États, tant bien même qu’il y ait eu quelques abus dans l’utilisation de l’IA dans le système judiciaire américain. Le logiciel COMPAS, utilisé par les tribunaux américains pour évaluer la probabilité qu’un accusé devienne récidiviste, s’est avéré controversé. Des études ont révélé qu’il introduit des biais raciaux dans ses évaluations, ce qui a soulevé des inquiétudes quant à l’équité des décisions judiciaires basées sur ses résultats. Lire Clarisse VALMALETTE, « L’algorithme de dangerosité pénale aux États-Unis: vers une érosion des droits fondamentaux du procès », Annuaire internationale de justice constitutionnelle, 2020, XXXV. ↩︎
  13. Stanis BUJAKERA TSHIAMALA, « En RDC, jusqu’où Constant Mutamba pourra-t-il aller dans sa guerre contre la corruption ? », (10 juillet 2024) Jeune Afrique. En ligne : [https://www.jeuneafrique.com/1584815/politique/en-rdc-jusquou-constant-mutamba-pourra-t-il-aller-dans-sa-guerre-contre-la-corruption/] (Consulté le 05 septembre 2024). ↩︎

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